une analyse très récente de ce nous arrive avec les objets connectés et les smartphones.
La « junkification » de la vie américaine
En février dernier, l’historien de la musique Ted Gioia a publié un essai sur l’état de la culture américaine. Il y soutenait que de nombreux créateurs aspirent à faire de l’art — un travail qui exige quelque chose du public — mais que la pression commerciale les pousse à produire du divertissement, qui donne au public ce qu’il veut. Résultat, depuis plusieurs années, le divertissement (les films de super-héros) a peu à peu avalé l’art (les romans littéraires et les drames sérieux).
Mais Gioia observe qu’aujourd’hui, même le secteur du divertissement est en crise. Les studios hollywoodiens licencient, le nombre de nouvelles séries TV scénarisées diminue. La raison ? Le divertissement est lui-même avalé par la distraction (TikTok, Instagram). Les gens restent sur leur téléphone parce que c’est plus facile. Chaque distraction dure quelques secondes, ne demande aucun effort cognitif ; le public se contente de scroller.
Nos cerveaux, guidés par la dopamine, nous poussent à choisir la distraction facile plutôt que le divertissement ou l’art. Une vidéo de 15 secondes provoque une libération de dopamine, ce qui crée l’envie d’un nouveau stimulus, puis l’habitude de scroller encore, jusqu’à l’addiction. Si la distraction engloutit le divertissement, l’addiction, elle, engloutit la distraction.
Gioia écrit : « Les plateformes technologiques ne sont pas les Médicis de Florence, ni de riches mécènes. Elles ne cherchent pas à découvrir le prochain Michel-Ange ou Mozart. Elles veulent créer un monde de junkies — parce qu’elles seront les dealers. »
Le phénomène décrit par Gioia ne se limite pas à la culture ; il traverse toute la société américaine. Nous avons accès à des choses merveilleuses, mais elles demandent de l’effort. Alors nous nous contentons de plaisirs de mauvaise qualité qui offrent un shoot de dopamine rapide. Nous pourrions tous manger sainement, mais nous optons pour des chips et du soda. Nous pourrions savourer la richesse d’une pleine conscience, mais l’alcool, le cannabis et d’autres drogues offrent une récompense immédiate. Pensez à tout ce qui, dans la vie américaine, semble offrir un éclat de stimulation mais menace de devenir addictif — le jeu, la pornographie, les jeux vidéo, la vérification compulsive des emails.
Même le journalisme a trouvé le moyen de déclencher la dopamine pour le profit. Nous, journalistes, entrons dans ce métier pour informer et provoquer, mais de nombreux médias ont compris qu’ils pouvaient générer des clics en flattant les convictions de leur public. Minute après minute, ils caressent le centre du plaisir de leur audience, ce qui rappelle d’autres professions plus anciennes.
Résultat : nous vivons dans une culture où nous voulons des choses de moins bonne qualité — le plaisir immédiat plutôt que l’épanouissement durable. Nous recherchons la gratification instantanée, qui ne satisfait jamais vraiment. Cela nous met sur un hamster wheel, à la recherche du prochain petit stimulus, jusqu’à ce que nous tombions dans l’addiction et la malbouffe — nous continuons de scroller, de grignoter. Comme l’écrit la psychiatre Anna Lembke dans son livre « Dopamine Nation » : « Le paradoxe, c’est que l’hédonisme, la recherche du plaisir pour lui-même, conduit à l’anhédonie, c’est-à-dire l’incapacité à ressentir du plaisir. »
Les grandes entreprises s’en moquent. Elles excellent à susciter et manipuler nos désirs. Leur but est de nous garder consommateurs. En proposant une tentation constante, elles s’adressent directement à nos circuits de la dopamine et menacent de court-circuiter notre capacité d’autocontrôle. Dans leur livre « The Molecule of More », Daniel Z. Lieberman et Michael E. Long écrivent : « La sensation de vouloir n’est pas un choix. C’est une réaction à ce que vous rencontrez. » Le cookie, la vidéo de chat ou la margarita est là, juste devant vous, murmurant : « Consomme-moi ! » Vous ne pouvez pas résister.
La vie moderne nous rend vulnérables à ces séducteurs. Les gens sont submergés, épuisés, anxieux. La volonté s’épuise. Les Big Gulps et la télé poubelle offrent au moins une pause. Mais après, viennent les regrets : « Pourquoi j’ai fait ça ? » Alors des millions se tournent vers des thérapeutes, diététiciens, coachs, programmes en 12 étapes, experts du mode de vie et auteurs de livres sur la formation des habitudes, pour reprendre le contrôle de leurs désirs.
Le flot de conseils de ces experts se divise en trois grandes catégories. La première, c’est l’autolimitation : créer des règles pour ne pas avoir facilement accès à ce qui nous tente. Pas de téléphone à l’école. Pas de glucides dans le régime. Pas d’alcool à la maison. Une femme que je connaissais s’est faite larguer par son copain ; forcément, elle est rentrée avec une énorme glace. À la moitié du pot, elle s’est dégoûtée et l’a jetée à la poubelle. Dix minutes après, elle fouillait la poubelle pour en reprendre. Finalement, elle a versé du liquide vaisselle sur la glace pour résister à la tentation. L’autolimitation efficace.
La deuxième catégorie, c’est le « ici et maintenant » : ne pas chercher le prochain shoot de dopamine, mais profiter de la vie qui vous entoure. Le neuroscientifique Kent Berridge a montré que les circuits du « vouloir » et du « aimer » sont différents dans le cerveau. Il faut donc stimuler les circuits du « aimer » en amplifiant le plaisir de ce que vous avez déjà.
Par exemple, la psychiatre Lembke avait une patiente dépressive et anxieuse, accro à Instagram, YouTube, etc. Lembke lui a suggéré de passer ses journées sans écrans et de laisser ses pensées émerger. La patiente était stupéfaite : « Pourquoi je ferais ça ? » Lembke a expliqué que c’était un moyen de se retrouver soi-même et d’échapper aux distractions. « Mais c’est tellement ennuyeux », a répondu la patiente. Lembke a rétorqué que l’ennui pouvait être bon, une opportunité de réflexion. Finalement, la patiente a accepté de laisser son téléphone pendant ses promenades. Plus tard, elle a dit à Lembke : « C’était dur au début. Puis je m’y suis habituée, et même que j’ai aimé ça. J’ai commencé à remarquer les arbres. »
La troisième catégorie, c’est celle des désirs supérieurs. L’idée est qu’on ne peut généralement pas contrôler un désir par la seule volonté, mais qu’on peut le remplacer par un désir plus élevé. Les femmes enceintes renoncent à l’alcool parce que l’amour pour leur futur enfant l’emporte sur l’envie d’un verre.
La dopamine n’est pas toujours le méchant de l’histoire. C’est un neurotransmetteur formidable. C’est ce qui nous pousse à créer, apprendre, construire, progresser. La dopamine nous pousse à aller là où personne n’est allé avant. L’Amérique a été construite sur la dopamine. Comme le dit William Casey King dans son livre « Ambition, a History », pendant la majeure partie de l’histoire européenne, l’ambition était considérée comme un terrible péché. Mais quand le Nouveau Monde a été découvert, on a décidé que l’ambition était surtout une vertu, celle qui nous pousse à explorer.
Le problème de notre culture aujourd’hui, ce n’est pas trop de désir, mais la miniaturisation du désir, le fait de se contenter de petits plaisirs à court terme. Notre culture était autrefois pleine d’institutions qui cherchaient à éveiller les désirs supérieurs — l’amour de Dieu, l’amour de la patrie, l’amour d’apprendre, l’amour de l’excellence dans un métier. Les sermons, les enseignants, les mentors, tout l’appareil de formation morale étaient là pour allonger l’horizon temporel des gens et éveiller les désirs les plus élevés.
La culture du consumérisme, du sécularisme, de l’hédonisme a sapé ces institutions et ce travail essentiel. La culture a changé. Comme l’a remarqué Philip Rieff dans son livre de 1966, « The Triumph of the Therapeutic » : « L’homme religieux est né pour être sauvé ; l’homme psychologique est né pour être contenté. »
Nous avons des écoles pour former notre esprit, des salles de sport pour former notre corps. Mais nous recevons moins d’aide pour former, élever et réguler nos désirs. L’histoire montre qu’on peut élever les désirs des gens en leur donnant accès à ce qui vaut vraiment la peine d’être désiré. J’imagine que le déclin culturel décrit par Gioia peut être inversé si les gens, à l’école ou ailleurs, expérimentent l’impact émotionnel d’un grand film, d’un grand roman, d’un grand concert. C’est plus désirable qu’un TikTok. Une fois qu’on a goûté le bon vin, il est plus difficile de se contenter du Kool-Aid.
Par David Brooks
Chroniqueur d’opinion
Une version de cet article est parue dans l’édition papier du New York Times, section A, page 22, sous le titre : « The Junkification of American Life »[1].
Sources
[1] Opinion | The Junkification of American Life https://www.nytimes.com/2024/09/05/opinion/entertainment-junk-psychology.html
[2] Recherche littéraire / Literary Research http://www.ailc-icla.org/wp-content/uploads/2016/08/RL-LR-vol-31-2015.pdf
[3] David Brooks : tous les produits - Fnac https://www.fnac.com/ia397555/David-Brooks
[4] https://lnkd.in/e2uSNDCy | Charlotte Ollivier - LinkedIn https://fr.linkedin.com/posts/charlotte-ollivier-a328ab122_lexicologie-activity-7291116289551392768-786c