huit années de fac de médecine remplacées ici par les gourous. un exemple des risques encourus
«Il fallait s’en remettre totalement au jugement du pendule» : plongée dans la Grande Mutation, secte délirante aux centaines d’adeptes
Alors que s’achève le procès en appel des dirigeants de la Grande Mutation, retour sur la genèse et les méthodes de ce mouvement sectaire délirant qui a endoctriné des centaines d’adeptes, notamment des femmes.
pratiques valorisées par notre maire depuis plus de vingt ans
au centre de santé du village, conseil municipal atone !
on verra la suite
Un gourou au regard perçant, barbe à mi-poitrine, convaincu qu’il peut soigner les malades du sida, du cancer, de la sclérose en plaques ou de la schizophrénie avec son pendule et sauver la race humaine. Une revue intitulée La Grande Mutation qui reprend ces idées. Des adeptes qui se laissent pousser les cheveux «pour mieux capter les ondes». Des conférences payantes où fusent les mots de «langage vibratoire» ou de «race éternelle constitutive»… L’histoire de la secte Greve SVI (Groupe de recherche des énergies vibratoires éternelles et Supports vibratoires incorruptibles), rebaptisée «La Grande Mutation» – qui comptabilise 200 fidèles au plus fort de son activité, dont une majorité de femmes diplômées entre 50 et 60 ans –, pourrait prêter à sourire… Mais depuis vingt ans, elle a provoqué de nombreux drames intimes : familles brisées, interruptions brutales de traitements médicaux, décès…
Un projet clair
Fin avril 2024, après une décennie de plaintes émanant des familles des membres de la Grande Mutation, s’est ouvert le procès en première instance des dirigeants de la secte, à Paris. Sans le fondateur historique, Étienne Guillé, décédé en 2018, mais avec six de ses fidèles lieutenants, devenus depuis sa mort les figures tutélaires. Parmi eux, Jean-Noël Kerviel (gendre d’Étienne Guillé), son fils Émilien, Béatrice R. (diplômée en égyptologie et artiste travaillant à partir d’épluchures à fort taux vibratoire), Valérie D. (kinésithérapeute), Jérôme L. (maître de conférences à l’université Pierre et Marie Curie). Verdict : tous ont été condamnés. Le gendre, désormais plus haut cadre du groupe, écope de la peine la plus lourde : cinq ans de prison, dont deux avec sursis, pour abus de faiblesse et exercice illégal de la médecine. Tous ont fait appel et sont rejugés pour abus de faiblesse depuis ce 21 mai. Le verdict est attendu le 6 juin. Pour bien comprendre l’affaire de la Grande Mutation, il faut d’abord se pencher sur ses origines. Dès les années 1980, Étienne Guillé, docteur ès sciences, brillant agrégé de mathématiques, spécialiste du mécanisme du cancer animal et humain au département de biologie moléculaire d’Orsay et à l’Institut Curie, s’intéresse de près aux énergies vibratoires.
À la fin des années 1980, son projet est clair : il est convaincu de pouvoir soigner les malades du sida ou de la sclérose en plaques grâce à ces fameuses vibrations énergétiques. Dans un futur proche, il est aussi certain de pouvoir accéder à la vie éternelle. C’est à cette période-là que naît la Grande Mutation, mouvement sans existence légale ni statuts. Pour beaucoup de ses pairs, Étienne Guillé, jusqu’ici considéré comme une pointure dans son domaine, est désormais un scientifique à la dérive, qui s’est fourvoyé au fil des années et que ses collègues de la fac d’Orsay ont vu basculer. Au 3, rue de Plaisance, dans un studio du XIVearrondissement de Paris, celui qui dit avoir parcouru vingt-deux planètes avant de revenir sur Terre pour sauver la race humaine des forces occultes reçoit ses fidèles et organise ses «systémies ». Ce sont des consultations individuelles ou collectives payantes (environ 65 euros la séance), pendant lesquelles le maître des lieux diffuse ses idées. La plupart du temps, il encourage ses adeptes à abandonner leurs traitements (même dans le cas de pathologies graves), à se laisser guider par le pendule, et à couper radicalement les liens avec les «prédateurs».
Le pendule à la place du médecin
«Ce qu’enseigne Étienne Guillé aux nouveaux adeptes, c’est la distinction entre les individus de la première race finale et les “magagaugas”, ces personnes dangereuses dont il faut se méfier, notamment pour éviter d’attraper un cancer. Il dit qu’il faut couper avec ces “prédateurs”, le plus souvent issus de la famille, et s’en remettre totalement au jugement du pendule», explique Margaux Machart, avocate de plusieurs parties civiles. Un enseignement qui conduit fatalement à des ruptures familiales violentes. Dans son épopée mystique, le gourou peut compter sur le soutien sans faille de sa fille, Patricia Guillé-Kerviel, et de son gendre, Jean-Noël Kerviel, ancien professeur d’EPS, qui participent activement aux recherches. Au cœur du projet de la Grande Mutation : le rejet de la médecine conventionnelle. Le mentor soigne ses ouailles avec les radiations, avec son pendule, parfois à distance.
«Ce n’est pas parce que Étienne Guillé pense différemment ou qu’il explore d’autres pistes que c’est forcément un gourou et qu’il dirige une secte», défend aujourd’hui encore un ancien membre qui veut conserver l’anonymat. Mais, en 2008, désaveu tragique pour la méthode Guillé : sa fille, Patricia, meurt d’un cancer du sein non soigné. Lorsqu’elle se décide à consulter, il est trop tard, la tumeur a gagné. Au lieu d’une remise en cause, la plupart des adeptes serrent les rangs. Mêmes réactions quand, en 2009, une autre fidèle, atteinte d’un cancer depuis dix ans, meurt après avoir refusé une chimiothérapie. Même aveuglement persistant, alors que les cas de détresses psychologiques se multiplient au sein de la secte. En 2013, une adepte se suicide sur une voie ferrée. Aucune réaction à la Grande Mutation. Comme souvent dans le cas de dérives sectaires, les plaintes n’émanent pas des adeptes, mais de leurs proches. Et dans cette affaire, les signalements affluent.
«Il a dû quitter la terre»
Si bien qu’en 2013, Étienne Guillé et quelques-uns de ses lieutenants sont mis en examen pour abus de faiblesse et corruption de mineurs. Mais là encore, contre toute attente, l’événement renforce les certitudes des fidèles. En 2018, Étienne Guillé, malade, meurt à l’âge de 81 ans. «Il a dû quitter la terre», reformule Jean-Noël Kerviel dans la préface de l’un de ses livres. Il prend alors la relève. Les adeptes restent, d’autres arrivent : le recrutement profite du désespoir de certains face à l’absence de résultat de la médecine traditionnelle ou de ses traitements douloureux… Parmi les trajectoires qui glacent le sang dans cette affaire, celle de Véronique P. et de sa famille. Depuis 1976, Véronique P. est mariée à Christophe. Ensemble, ils ont cinq enfants, une vie sociale animée et heureuse. En 2002, Véronique, 45 ans, que ses proches décrivent comme une femme intelligente et raisonnée, entend parler de la Grande Mutation. À l’époque, elle est préoccupée par l’état de santé de son plus jeune fils, Victor, qui souffre de douleurs abdominales qu’aucun traitement traditionnel ne parvient à soulager. Elle se dirige alors vers la médecine alternative et fait la connaissance de Jean-Noël Kerviel, qui se propose de soigner (il n’a aucun diplôme) par la radiesthésie cet «enfant du Verseau, victime de quelque chose d’occulte.» Dès lors, Véronique se rend rue de Plaisance et reçoit l’enseignement d’Étienne Guillé.
Suivant ses préceptes, elle privera son fils de soins médicaux, elle manie le pendule, s’en sert pour tester ses proches, fait ses devoirs pour le «groupe de recherche», utilise un vocabulaire incompréhensible et bannit les appareils électroniques. Physiquement, aussi, un changement s’opère : elle laisse pousser ses cheveux, porte des jupes longues qui camouflent ses jambes et ne montre plus aucun signe de coquetterie. «La Grande Mutation prend de plus en plus de place dans la vie de Véronique, à tel point que ses proches (père, mari, sœur, enfants, tante), notant des changements significatifs dans son comportement, s’en inquiètent, relate Margaux Machart, avocate de la famille P. Progressivement, Véronique coupe les liens avec eux : d’abord, elle refuse de partir en vacances avec son mari en 2011, demande le divorce l’année suivante, puis elle refuse de fêter Noël avec ses proches en 2013, et vend la maison familiale en 2014. Véronique termine sa vie recluse et met fin à ses jours au printemps 2015, en se pendant.» «Avant sa rencontre avec Étienne Guillé, Véronique aimait les fêtes de Noël, elle était amoureuse de son mari, soucieuse et attentive à ses enfants, elle était proche de sa famille», évoque sa tante. Le 31 mars 2015, le corps de Véronique P. est retrouvé dans un état de décomposition avancée. Sans lettre d’adieu. Mais des notes retrouvées sur les lieux du décès font état d’une grande souffrance psychologique.
«Si on adhère pas, on peut en mourir»
Il y a aussi l’histoire de Dominique S., À Riez, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Cette mère de famille consulte une psychothérapeute (qui se dit aussi bioénergéticienne) afin de sauver son couple. C’est par son intermédiaire qu’elle fait la connaissance de Jean-Noël Kerviel, en 2003, et entre dans le mouvement avec son fils, Robin N. Dominique adhère tout de suite aux idées de la Grande Mutation, « pendule » son fils et son mari, se purifie constamment, a des visions nocturnes morbides et se méfie désormais de tout le monde – elle pense être sur écoute. Ce n’est pas le cas de son fils, moins convaincu. Quand celui-ci se désengage en 2006, sa mère affirme : «Si on n’adhère pas, on peut en mourir.» Et elle rompt tous liens avec lui. Puis, elle demande le divorce, qui sera prononcé fin 2009. À la même période, un climat de paranoïa s’installe au sein du mouvement. Depuis la mort de Patricia Guillé, il faut trouver des coupables. Y compris parmi les membres qui se pendulent entre eux. Dominique se trouve dans le viseur d’Étienne Guillé. Soudain, les membres qu’elle considérait comme ses amis ne lui adressent plus la parole. «Le groupe finira par l’exclure au motif qu’elle fait partie des “anti-races” dont il faut se séparer», souligne Margaux Machart, qui représente la mère et le fils.
En juin 2010, Dominique S. se retrouve seule avant d’être hospitalisée en psychiatrie. S’ensuit un long chemin de croix jusqu’à la réconciliation avec son fils et le procès, où ils figurent unis contre la Grande Mutation. Lors de ce procès en première instance, en avril 2024, les adeptes de la Grande Mutation font bloc. «Plusieurs personnes appartenant au mouvement étaient venues en force. On les reconnaissait à leur style hors du temps, pas de maquillage ni de bijou. Ils étaient venus soutenir les prévenus. Qu’ils soient là à un tel moment en dit long sur leur dévotion absolue», pointe Margaux Machart. La prise de parole dissonante de six femmes, côté partie civile, a également jeté un trouble. Parmi elles Annick, Élisabeth, Rika et Gabrielle. Elles refusent de se considérer comme victimes. Deux sont toujours membres du mouvement, qui, depuis la mise en examen en 2013 d’Étienne Guillé, a été rebaptisé «Collectif du mouvement de pensée de la science des 18 sens et du langage quantique de la vie».
Des femmes insérées et cultivées
Alors pourquoi se sont-elles constituées partie civile ? Pour pouvoir affirmer devant la justice qu’elles n’ont pas souffert de sujétion psychologique de la part des dirigeants de la Grande Mutation. «Ce ne sont pas des illuminées. Elles sont toutes insérées dans la vie sociale et professionnelle. Ce sont des femmes entre 30 et 75 ans, cultivées, qui ont toutes travaillé ou travaillent encore, notamment dans l’Éducation nationale pour deux d’entre elles. Mes clientes ne nient pas la souffrance que peuvent ressentir les autres parties civiles. Mais elles ne veulent pas être considérées comme des victimes, des personnes faibles qui n’auraient pas de discernement. Il en va de leur réputation», martèle leur avocate, Aurélie Cerceau. «C’est l’illustration parfaite de femmes qui sont encore sous emprise !, pointe Beryl Brown, avocate de parties civiles. Par ailleurs, on le sait depuis des années, le niveau intellectuel, social ou d’éducation n’a rien à avoir avec la sujétion. Prenez le cas de la secte du Temple solaire, dans laquelle on retrouve une partie de la très en vue famille Vuarnet, ou le dossier des disparus de Monflanquin, famille issue de la bourgeoisie bordelaise.»
Au tribunal, face à ces adeptes encore solidaires de la Grande Mutation, la famille de Véronique P. ne tremble pas, ni en 2024 ni au procès en appel qui se déroule en ce moment : «Avant la Grande Mutation, nous vivions dans la maison du bonheur, évoque son fils. Ma mère recevait tout le monde, elle était l’âme des lieux.» Après ? «Je l’ai vue dépérir», renchérit sa sœur Adélaïde. «Une mère qui a élevé cinq enfants, comment peut-elle mourir seule, rester pendue comme un chien pendant trois semaines ?» Hasard du calendrier, le 8 avril dernier, juste avant le début de ce procès en appel, la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) a présenté son dernier rapport. Il met en garde sur les pratiques de soins non conventionnelles. «Les tendances sont inquiétantes, lance François-Noël Buffet, ministre auprès du ministre de l’Intérieur. Depuis 2015, les signalements adressés à la Miviludes n’ont cessé d’augmenter. En dix ans, le nombre a plus que doublé, passant de 2 160 en 2015 à 4 571 en 2024. Cette hausse est d’autant plus marquante qu’elle s’est accélérée depuis la crise sanitaire, avec un nombre de signalements en hausse (+ 50 %) depuis 2020.»
Des situations de fragilité largement exploitées
Les domaines de la santé et du bien-être sont particulièrement dans le viseur. «Entre 2022 et 2024, 37 % des signalements et des demandes d’informations traitées par la Miviludes sont en lien avec ces thématiques.» Logique, dans une société post-Covid où la santé (y compris mentale) et le bien-être sont devenus des sujets majeurs. Dans ce contexte se développent de plus en plus de stages de jeûne, souvent onéreux, censés prévenir de toutes formes de maladies. Des pratiques très à la mode, mais qui peuvent mal tourner. «Des décès liés à des stages de jeûne, infligés à des personnes malades et déjà affaiblies, ont été signalés à l’autorité judiciaire», indique le rapport. Des pratiques comme l’instinctothérapie (consommation d’aliments crus sélectionnés pour leur odeur) continuent d’être observées, malgré la condamnation en 2001 de Guy-Claude Burger, qui prétendait ainsi soigner le sida et le cancer. La promotion de soins sans chimiothérapie séduit parfois certains malades du cancer. «Par exemple, l’urinothérapie, qui consiste à boire son urine dans le but d’entretenir sa santé ou de se soigner.» Une méthode promue par Ryke Geerd Hamer, condamné en 2004 à trois ans de prison, qui aura coûté la vie à plusieurs malades. «Toutes les situations de fragilité sont exploitées par les promoteurs de dérives sectaires, pointe Étienne Apaire, le président de la Miviludes. On sait aussi que, souvent, les femmes sont les plus préoccupées par les problèmes de santé de leur entourage, et que le recours à un praticien classique est limité dans certains territoires. Entre la fragilité d’un dispositif médical et la perméabilité de ces mères qui portent la santé de leur famille, il faut se méfier.»